Un paysage de la vie spirituelle

Thich Nhat Hanh
Thich Nhat Hanh

 

[Introduction de Enquête au coeur de l'Être]

« Voyez-vous cette allumette ? » Pendant une demi-heure, Thây —le maître en vietnamien— m’avait interrogé, non pas sur ma vie ou mon itinéraire, mais sur ma pratique spirituelle. J’avais eu l’impression de me retrouver quelques centaines d’années en arrière, en Chine, et de vivre l’une de ces rencontres mémorables entre maître et disciple zen, qui sont relatées dans les Annales de la transmission  de la lampe. 

Pendant cette demi-heure, pour dire vrai, je ne m’étais guère senti à l’aise. Le regard de Thây était demeuré bienveillant et patient. Il était aussi pénétrant et capable, me semblait-il, de voir bien au-delà des apparences et même encore au-delà (c’est ce qu’on appelle, dans le bouddhisme : la vue profonde). Dans ces circonstances, je m’étais senti presque aussi nu qu’Adam devant Dieu, lorsque ce dernier, selon la Genèse, lui avait demandé : « Où es-tu ? »

Puis sans crier gare, sans même que j’ai eu le temps de poser la moindre question, Thây avait commencé à me donner un enseignement… Et voilà maintenant qu’il se levait, tout doucement, si doucement que le temps semblait s’arrêter entre chacun de ses pas. Une éternité de quelques secondes plus tard, il revenait avec une allumette et la craquait devant mes yeux ébahis, puis la laissait se consumer entre ses doigts.

Il me fallut quelques instants pour comprendre. « Ce dont vous avez besoin, c’est de la flamme et non de l’allumette, me disait Thich Nhat Hanh. Si vous êtes attaché à l’enseignement, vous perdez tout. Vous êtes libre de l’enseignement ! »

Andrew Cohen relate, de son côté, qu’il s’est éveillé définitivement lorsque Poonja, un maître hindou, lui dit : « Vous n’avez aucun effort à faire pour être libre »… Ecouter des enseignements, suivre un maître, pratiquer, seraient-ils, alors, inutiles ? « L’idée de ne pas avoir besoin de faire d’efforts peut devenir une excuse, la justification d’un comportement egoïste ou complaisant, m’avait mis en garde le même Andrew Cohen. “Est-ce facile, est-ce difficile ?” Beaucoup de chercheurs spirituels s’arrêtent à cette question. En réalité, ce ne devrait jamais être la question. »

La question serait plutôt de se faire le collaborateur, mieux encore le serviteur obligé, de « l’énergie de la conscience », de cette « force énorme, qui veut s’exprimer dans le monde, à une fin d’évolution ». —« Choisir de s’harmoniser avec ce processus, me précisera plus tard Lee Lozowick, de façon à ne pas le perturber et à le servir activement, c’est servir la volonté divine. »— Cependant, le désirons-nous vraiment ? Sommes-nous déterminés à en payer le prix, qui est l’effacement, voire l’extinction de l’ego —cela, même si nous avons entendu dire que cet effacement était source de « joie parfaite », comme le souligne Arnaud Desjardins, ou d’« amour infini », tel que l’incarne Amma ?

Dès lors qu’on se sent appelé à « vivre selon l’Esprit » (le mot est d’Enzo Bianchi), à opérer le « retournement vers soi » qu’évoque, par exemple, Annick de Souzenelle, une foule d’interrogations se lève. C’est porteur de ces interrogations, à la fois miennes et communes à beaucoup d’entre nous, que je me suis rendu auprès de dix-sept hommes et femmes pouvant témoigner, espérais-je, d’une vie spirituelle accomplie.

Bien qu’ils aient suivi des chemins différents, se situant ou non au sein de traditions religieuses, leurs réponses, mises ensemble, dessinent un paysage unique. Un tel constat ne justifie en rien un syncrétisme de type « New-Age » ; il ne devrait pas non plus conduire à ne suivre aucune voie. Comme le signale Amma, chaque chemin particulier « est comparable à un escalier en bois » qui mène au dernier étage d’une maison. Arrivé là, « on s’aperçoit que tout le reste de la maison est en bois, du plancher au plafond… Mais c’est une expérience, insiste-t-elle, qu’on ne fait qu’une fois arrivé en haut. »

Le « dernier étage » de la vie spirituelle peut aussi bien être représenté comme le « centre » d’un cercle, vers lequel convergent tous les rayons de ce dernier. Il est frappant de voir à quel point les hommes et les femmes que j’ai rencontrés décrivent tous —à l’instar, faut-il le rappeler, des maîtres du passé— ce centre en des termes, sinon identiques, du moins très proches.

Mais il y a peut-être plus significatif encore. Les représentations qu’ils font du cheminement qui mène au centre, des « attitudes fondamentales » du disciple comme de la nature du maître, ou encore de ce qui se trouve en dehors du cercle, etc., si elles sont différentes, ne se contredisent pas. Plus précisément, elles peuvent paraître, sur un plan conceptuel, contradictoires. Mais si on fait le pari de les considérer non plus comme contradictoires, mais complémentaires, alors nous pouvons nous éveiller à une réalité beaucoup plus vaste et beaucoup plus profonde que ce qui constitue notre réalité « ordinaire ».

Aussi je voudrais suggérer de lire les entretiens qui vont suivre non pas en les disposant bout à bout, comme s’ils étaient des îlots au milieu de l’océan, mais en s’efforçant de les « tenir ensemble ». C’est, me semble-t-il, le meilleur usage que l’on pourra faire de ce livre.

 

L’état ordinaire de conscience

Autour du cercle symbolisant la vie spirituelle règne une forêt, qui représente notre état ordinaire de conscience, et dans laquelle nous sommes plus ou moins égarés. Y demeurant, nous nous trouvons alors, du point de vue de la spiritualité, en « situation d’exil », selon les termes employés par Annick de Souzenelle, ou encore dans un état de « rêve » ou d’« illusion ». Dans cet état, nous ne vivons pas réellement, comme le souligne Arnaud Desjardins, dans le monde, mais dans notre monde, parce que nous demeurons identifiés à notre petit ego. L’illusion est si forte que nous en sommes venus à croire que rien n’existe en dehors de cette forêt, ou alors que nous ne pourrons jamais en sortir.

Qu’est-ce qui caractérise cette situation d’exil ? Tout d’abord, nous y sommes coupés de notre intériorité, de « l’image divine que nous sommes » (Annick de Souzenelle). « Le mur de l’ego, dit Andrew Cohen, nous isole de notre soi profond, des autres et de l’univers. » Prisonniers de l’erreur fondamentale qui consiste à nous croire coupés de Dieu, « nous ne voyons pas la nécessité, ajoute Amma, d’établir une relation avec lui, il est inscrit en dernier sur la liste de nos priorités ».

Seul compte pour nous, alors, l’ego. Aussi cherchons-nous avant tout à satisfaire nos désirs personnels et sommes-nous toujours à la recherche de quelque chose, qui, croit-on, nous manque. De plus, « nous vivons, selon l’expression de Richard Moss, sous l’autorité du dieu de la peur » et nous cherchons à contrôler notre vie. Désirant survivre en tant qu’ego, nous tentons de répondre à nos peurs, en imaginant que certaines choses —une meilleure situation matérielle, une réalisation professionnelle, le fait de trouver un bon conjoint ou d’avoir des enfants, etc.— pourront nous sauver.

Notre esprit, dans ce cadre, fonctionne de manière dualiste, abordant toujours la vie en termes de « j’aime » ou « je n’aime pas », d’attraction ou d’aversion, d’attachement ou de rejet. Notre prétention à juger du bien et du mal depuis ce fonctionnement dualiste constitue bien, selon la Genèse, le « péché originel », l’erreur fondamentale. Une erreur qui s’étend à ce qu’on pourrait appeler « l’illusion du savoir ». « La culture, relève Richard Moss, limite notre capacité à voir réellement ce qui est. » « Procéder comme les intellectuels, insiste de son côté Amma, c’est comme écrire le mot miel sur une feuille de papier et puis lécher la feuille. Ce n’est pas comme cela qu’on aura le goût du miel ! »

Dès lors, nous ne sommes pas libres, mais conditionnés, soumis à la loi du karma, de l’enchaînement des causes et des effets, de manière mécanique. Nous ne sommes pas créatifs, mais réactifs. Nous sommes « figés, dit Richard Moss, dans une gamme très étroite de sensations » et « notre participation à la vie, ajoute Andrew Cohen, demeure limitée ».

L’état ordinaire de conscience se caractérise enfin par la souffrance. Le Bouddha Shakyamuni en a fait le constat dans sa première « noble vérité » : le fait même d’exister, de naître et de mourir, est souffrance. Pour autant, la souffrance n’est pas ontologique, elle n’est pas notre véritable nature, originelle. « Elle est le fait même de l’homme, affirme Annick de Souzenelle, car il a choisi une voie différente de ce qui était le projet divin pour lui en acceptant de manger le fruit de l’arbre de la connaissance depuis l’extérieur. »

Selon l’enseignement du Bouddha comme selon l’enseignement de la Genèse, la souffrance trouve son origine dans l’inconscience, ou dans l’ignorance. Elle résulte de la coupure, de l’identification à l’ego, du fonctionnement dualiste de notre esprit… —bref, de tout ce qui caractérise notre état ordinaire de conscience. Cependant, comme le rappelle Lytta Basset, dans notre existence individuelle, c’est le « mal subi » qui est « premier ». S’enracine là un « cercle vicieux » dont il est difficile de sortir : la souffrance engendre la séparation qui engendre à son tour la souffrance, etc. et « l’on entretient alors la souffrance autant qu’on la subit ».

Le lieu où prévaut la souffrance est certainement l’un des endroits les plus obscurs de la forêt de la conscience ordinaire. Mais dans cette forêt, il existe aussi de nombreuses clairières. L’une d’entre elles est la religion —ou plus exactement ce qu’on pourrait nommer « l’esprit religieux »— et il importe de la distinguer de la spiritualité. « Sous-ensemble de la culture » selon Richard Moss, la religion « se contente d’aménager au moins mal », dit Annick de Souzenelle, notre « situation d’exil », en énonçant des principes moraux, qui, si nous les respectons, nous permettent de vivre ensemble. Mais elle comporte deux écueils principaux : l’engagement aveugle dans l’action au nom de ces principes, et le formalisme. Croire que la pratique religieuse nous sauvera, ou nous libérera, ne change rien quant à notre situation d’exil ou notre état d’illusion. « Dans tous les cas, ainsi que le remarque Peter Fenner, nous continuons de fonctionner dans une structure dualiste, qui oppose libération et asservissement ».

A l’orée de la forêt, ou « sous le toit du rêve » comme le dit Stephen Jourdain, à la frontière de la périphérie du cercle, se trouve au contraire « l’état d’enfance ». Celui-ci se caractérise aussi bien par la concentration dans l’ici et maintenant, le jeu, la spontanéité et la capacité d’émerveillement, que par la vulnérabilité. « Dans cet état, il y a bien moi et l’autre » observe Stephen Jourdain. Aussi l’enfance fait-elle partie de l’état de rêve. Cependant « moi » et « l’autre » n’y sont pas séparés, mais reliés. Aussi ce rêve-là est-il « semence d’éveil ».

C’est pourquoi, toujours selon Stephen Jourdain, notre travail le plus urgent, « la base de toute recherche spirituelle », consiste à redevenir des enfants intérieurement. Lytta Basset fait le même constat en lisant l’Evangile selon Matthieu. « Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? » demandent les disciples de Jésus. Celui-ci appelle alors un enfant et le place au milieu d’eux, puis leur dit : « En vérité je vous le dis, si vous ne vous retournez pas et ne devenez pas comme les petits enfants, pas question d’entrer dans le royaume des cieux. Quiconque, donc, s’abaissera comme ce petit enfant, c’est celui-là le plus grand dans le royaume des cieux ».

 

Le centre de la vie spirituelle

Ce royaume des cieux, ou royaume de Dieu, est aussi évoqué par Thich Nhat Hanh. Pour lui, il n’est ni un espoir, ni une spéculation ; mais une « réalité ». La vie spirituelle se caractérise en premier lieu par l’expérience, et non par la croyance en une vérité établie par quelqu’un d’autre, fût-ce Jésus-Christ ou le Bouddha. « Fait d’être et de conscience » ainsi que le souligne Arnaud Desjardins, la « réalité ultime » —qu’on l’appelle, par exemple, Dieu ou le Soi— ne peut se connaître « qu’en en ayant, affirme Richard Moss, l’expérience directe ». « Tant qu’on n’a pas expérimenté une vérité par soi-même, renchérit Christian Delorme, elle reste une abstraction. » C’est pourquoi Bouddha lui-même, rappelle Joshin Sensei, a dit à ses disciples avant de mourir : « Ne croyez pas une chose parce que je l’ai dite. Expérimentez cette chose et voyez si elle est bonne pour vous-mêmes et pour les autres ».

Accessible par l’expérience, le but de la vie spirituelle ne peut pour autant en aucun cas être confondu avec « les buts ordinaires de l’existence », même les plus légitimes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un ego purifié, mais bien d’aller au-delà de l’ego. Comme le dit Arnaud Desjardins, « même si nous avons une réussite brillante dans l’existence, nous demeurons fondamentalement dans l’erreur et dans l’illusion ». Et Richard Moss d’ajouter : « La spiritualité n’est pas une médecine qui va nous aider à aller mieux, ni une sorte de chirurgie qui nous permettrait d’extirper nos mauvaises pensées ou nos mauvais sentiments ».

Au contraire, ce qui est expérimenté au centre de la vie spirituelle est un changement de nature radical. Les uns le décrivent comme une « transmutation », d’autres comme « une mort suivie d’une renaissance », d’autres encore comme une « déification » ou un « éveil ». Pour les soufis par exemple, il s’agit d’une « extinction », au terme de laquelle ne reste que la « subsistance en Dieu ». Mais ce n’est pas un lieu, ni un objet que l’on pourrait atteindre ou toucher ; ce n’est en aucune manière « quelque chose », pas même quelque chose de subtil, ou d’absolu. « La conception de quelque chose qui existerait de manière absolue est une production de l’esprit » relève ainsi Roland Yuno Rech.

Il s’agit en revanche de retrouver notre « nature originelle » ou notre « véritable nature ». Ces retrouvailles s’accompagnent d’abord d’une « désentification de l’ego ». Ainsi pour Stephen Jourdain, « ce que l’éveil met immédiatement en place, c’est : je me désolidarise de ce que je suis ». « La spiritualité, complète Richard Moss, est le relâchement ou la mort de l’identité personnelle, de l’activité qui crée le sens du moi ». Mais il ne faut pas se tromper sur le sens de cette désentification : il ne s’agit pas d’une fusion, mais d’une singularisation absolue. Car, précise Annick de Souzenelle, « c’est le « Je suis » à l’intérieur de nous que nous avons à retrouver, c’est cette personne unique à l’intérieur de nous ». « C’est l’essence, confirme Stephen Jourdain, du type que je suis et qui est là. »

Par ailleurs, la vie spirituelle, telle qu’elle s’exprime en son centre, ne se situe pas « ailleurs », mais « ici et maintenant ». En ce sens elle ne présente « rien de spécial ».  « La vie quotidienne est une source intarissable de l’éveil » avance Thich Nhat Hanh. Respirer, manger, marcher, transporter du bois, laver la vaisselle…, dès lors qu’ils sont effectués en « pleine conscience », sont pour ce maître zen des « actes spirituels » — ou « initiatiques » selon l’expression de Mario Mercier. Dans la perspective de Peter Fenner, « ce n’est pas que ce qui se passe n’est « rien », ou que les choses se passent seulement de manière ordinaire ou quotidienne, mais c’est plutôt l’expérience que « rien ne se passe » est ce qui se passe ».

Cette vie qui, aux yeux d’Enzo Bianchi, est « un chef d’œuvre de bonté, de beauté et de béatitude », se caractérise aussi bien par l’amour absolu que par la connaissance de la véritable nature des choses. L’amour absolu ? C’est, dit Amma, « avoir une attitude complètement non-égoïste à l’égard de toute la création, sans faire aucune distinction entre tous les êtres ».

Quant à la connaissance, elle s’exprime, selon les uns, par la réalisation de « la vacuité, « la non-dualité », « l’interdépendance » ou encore « la non-séparation ». « Pour moi la vie humaine ne prend son sens véritable que lorsque l’expérience de l’unité devient constante et que la dualité disparaît » souligne Andrew Cohen. Le même affirme encore : « Une personne s’éveille à la vie lorsqu’elle devient consciente du fait qu’elle n’existe pas de manière séparée ». « Dans cette conscience, corrobore Roland Yuno Rech, on perçoit que soi et tout ce qui est apparemment non-soi ne sont pas séparés. » Pour d’autres, comme Amma, elle consiste à « voir Dieu en toutes choses ». « Le chemin de la dévotion affirme : tout est Toi… Dieu est présent dans chaque être humain et dans tout l’univers » atteste le maître hindou.

Parler de Dieu ou bien parler de la vacuité, est-ce évoquer des expériences de nature différente ? Peut-être pas. Ainsi, indique Betoule Fekkar Lambiotte, « Quand on tourne autour de la Kaaba, lors du pèlerinage à la Mecque, on tourne autour d’un bâtiment vide. On dit que Dieu est présent, mais physiquement c’est vide ».

Dans la réalité ultime que désigne le centre de la vie spirituelle, amour et connaissance ne font qu’un et ils ne font qu’un, aussi, avec la liberté. Ce n’est pas une liberté de l’ego, qui consisterait à « faire n’importe quoi », mais la libération totale de tous nos conditionnements. Nous sommes alors libres de la peur, de « toutes les notions qui sont à la racine de notre ignorance » dit Thich Nhat Hanh, libres de toutes nos afflictions, libres de la naissance et de la mort. Dans cette « liberté naturelle » que décrit Peter Fenner, nous sommes même « libérés de toute préoccupation au sujet de savoir ce qu’est la libération ».

D’autres caractéristiques « secondaires » sont enfin relevées par les uns ou les autres : « la joie parfaite » ou « la paix » ne dépendant d’aucune activité, « la créativité », la perception de la « beauté », « la clarté » de l’esprit ou « lumière », « l’harmonie », le sentiment de « la plénitude de l’être »… Tous ces états de conscience se résument fort bien par la formule de Thich Nhat Hanh, qu’il a placée à l’entrée de son Village des Pruniers : « Je suis arrivé ».

 

L’entrée dans la vie spirituelle

Si l’état de conscience dans lequel nous nous trouvons ordinairement nous maintient dans la souffrance, pourquoi, alors, peu d’entre nous entendent-ils l’appel à entrer dans une autre vie ? Peut-être s’agit-il d’une « fausse question » : « Tout comme l’origine du mal, souligne Lytta Basset, l’origine de la guérison (ou du salut) nous échappe ».

Certains éléments de réponse peuvent néanmoins être avancés. Tout d’abord, le « poids du collectif ». Celui-ci, surtout dans la société moderne, nous incite par tous les moyens à tourner le dos à la vie spirituelle. De la même manière que les Hébreux, après avoir franchi la Mer Rouge, eurent à demeurer quarante ans dans le désert, soutient Annick de Souzenelle, nous aurons après avoir opéré le même passage à affronter une grande solitude, voire le rejet de notre entourage. « Et puis, ajoute-t-elle, on nous a trop dit que c’était renoncer aux jouissances du monde —ce qui est faux. »

Mais le refus de la vie spirituelle réside aussi à l’intérieur de nous : « Expérimenter est difficile, remarque Joshin Sensei : nous n’aimons pas tellement les choses qui nous bousculent ! » Enfin, constate Stephen Jourdain « une part d’entre nous adore cette déchéance… Le moteur de la déchéance, c’est notre volonté de déchoir ».

L’« éveil » est un événement extrêmement intense, que nous pouvons dater avec précision. Il peut éventuellement être provoqué par un maître, mais n’attend surtout que les circonstances favorables pour survenir, un peu, dit Stephen Jourdain, « comme un produit chimique qui aurait une très grande volonté de cristalliser ». « Potentialité de l’esprit humain », « but évolutionnaire de l’humanité », cet événement est en même temps perçu comme « quelque chose » (ou « quelqu’un ») faisant irruption dans notre vie. Ainsi, pour Andrew Cohen, la « conscience de Dieu, ou l’énergie de la conscience », parce qu’elle veut s’exprimer dans le monde et dans le temps, « émerge partout où il y a une fissure ».

Les « situations intérieures extrêmes » favorisent son éclosion, que ce soit « la voie de l’interrogation forcenée », propre à Stephen Jourdain, ou, le plus souvent, la détresse, quand, comme l’indique Richard Moss, « nous sommes à genoux, nous savons que tout a échoué ».

Mais l’ego peut chercher à se l’approprier, à « créer un contexte pour comprendre ». Dans ce cas, poursuit Richard Moss, « il demeure très difficile à intégrer » et incomplet. « Un sujet profond peut connaître des états glorieux, de surconscience, relève Stephen Jourdain. Mais il reste le pas essentiel à accomplir. » « De nombreuses personnes, observe pour sa part Andrew Cohen, retombent, après avoir vécu une expérience spirituelle, dans le monde de la personnalité conditionnée. » Ils ont eu beau s’éveiller à une réalité plus élevée, leur cœur être profondément touché, leur monde conceptuel totalement ébranlé, pourtant la structure fondamentale de leur ego n’est pas touchée.

Il y a à cela une raison simple : c’est parce que ne préexistait pas, explique Lee Lozowick, « une matrice capable de supporter, puis de maintenir et de faire s’épanouir un changement aussi radical. » Arrive alors, en même temps qu’un élargissement de conscience, selon Richard Moss, « une énorme intensification de nos problèmes psychologiques non résolus ». Corollairement, nous ressentons la nécessité d’être guidé par un maître, de suivre une pratique spirituelle et d’être entouré par une communauté. Comme l’on dit dans le bouddhisme, nous prenons refuge, « dans le Bouddha, le dharma et la sangha ». Non seulement nous le désirons, mais nous en avons la capacité.

 

La pratique, le maître et la communauté

Le fondement même de la pratique réside dans l’idée de faire quelque chose pour favoriser notre croissance spirituelle. « Le pratiquant, dit Thich Nhat Hanh, est comparable à un jardinier dont le jardin est sa conscience, son esprit… Pratiquer, c’est reconnaître la présence des semences de compréhension dans notre esprit et savoir comment les arroser ».

Nous avons besoin d’un cadre pour grandir, pour nous épanouir, et en ce sens, nous ne pouvons nous passer de méthode, ou de discipline. C’est cette dernière, comme le dit Joshin Sensei, « qui va raboter l’ego ».

La pratique est donc nécessaire. Mais elle présente un risque : celui de s’y attacher ; risque que tous les enseignements spirituels dénoncent comme une erreur fondamentale. Au lieu de nous libérer, la pratique peut devenir aliénante. En nous y attachant, nous nous fuyons nous-mêmes et entretenons nos illusions et nos névroses. Elle devient le prétexte à la répression, au refoulement, de notre élan vital et de nos désirs, et, ce faisant, nous coupe de la source même de la vie qui coule en nous.

Vient alors l’idée, pour sortir de cette contradiction, que la pratique est un tremplin, un moyen pour aller plus loin. « Elle est limitée en elle-même, affirme par exemple Betoule Fekkar Lambiotte, mais elle permet d’aller ailleurs, elle crée une ouverture. » Sans doute alors faut-il accepter, comme le relate Peter Fenner, de « ne plus seulement suivre une prescription » mais de se « montrer disposé à faire un pas en avant sans connaître les conséquences de ce que je faisais ».

Mais s’il arrive bien un moment où « le sens de la vie spirituelle se vit ailleurs » que dans la pratique, on ne peut, selon la belle expression de Stephen Jourdain, « faire que le soleil se lève ». « Le fini, soutient Arnaud Desjardins, ne peut par ses efforts produire l’infini, le limité l’illimité ». En aucun cas, ajoute Lee Lozowick, toutes nos pratiques ne nous conduiront à la « compréhension absolue ». La libération étant l’effacement de l’ego, celui-ci ne peut l’atteindre par lui-même. Il n’existe pas de méthode, en matière spirituelle, qui garantirait d’aller d’un point A à un point B : l’éveil n’a pas de cause, il n’est pas, complète Richard Moss, « le résultat de quelque chose », ni « issu d’aucune intention » (Stephen Jourdain).

En quoi consiste alors la pratique ? « On peut juste construire un milieu, un environnement dans lequel la réalisation sera possible ; le travail spirituel consiste à fabriquer cette matrice », synthétise Lee Lozowick. En d’autres termes, ceux de Stephen Jourdain : « mettre en place le ciel dans lequel le soleil va se lever. »

Cela dit, chaque voie, chaque école, a ses propres pratiques. Cette diversité relève, selon Amma, du bon sens : « Si un restaurant a un seul plat ou un marchand de chaussures un seul modèle, peu de personnes viendront dans ce restaurant ou chez ce marchand ». C’est pourquoi, s’amuse Betoule Fekkar Lambiotte, « Dieu devait être polygame : il a eu une femme juive, une femme chrétienne, une femme musulmane… ». Mais elle ne doit pas occulter l’unité essentielle de la pratique spirituelle : comme le montre Arnaud Desjardins, « la méthode à suivre —la même— peut aussi bien s’appuyer sur les Upanishads que sur les Evangiles ».

Aux côtés de l’étude des textes, des différentes disciplines visant d’abord à agir sur le corps physique ou énergétique, de l’introspection ou de l’investigation intérieure etc., deux grandes pratiques dominent le paysage spirituel : la prière et la méditation.

La prière peut être décrite comme « ce qui nous permet de boire à la source, d’entrer en relation avec ce qui pour nous est la source » (Christian Delorme). Elle est aussi bien un échange de regards qu’un dialogue. Prier, c’est regarder Dieu, lui parler, certes… mais surtout « se laisser regarder », stipule Christian Delorme, « écouter » complète Enzo Bianchi. Cette prière s’éteint dans l’amour et, « jaillissant au cœur même des événements », de manière spontanée, devient comme une sorte de « respiration » : « Ce n’est pas que nous priions toujours, explicite Enzo Bianchi, mais nous nous souvenons toujours de Dieu ». De la sorte, l’écoute apprise dans la prière s’étend à l’écoute de l’autre, de la nature, de l’histoire, etc.

La méditation, quant à elle, a pour but de « comprendre la nature véritable des choses » (Thich Nhat Hanh) ou encore de « s’exercer à la lucidité » (Arnaud Desjardins). Elle se caractérise par la pratique simultanée (ou par allers et retours successifs) de la concentration et de l’observation. Pour Roland Yuno Rech, « la concentration permet d’apaiser l’esprit ». Lorsque le vent cesse de souffler, la mer s’apaise. Alors l’observation devient possible : on peut voir le fond. « En même temps, la surface reflète de manière juste, authentique, l’ensemble de l’univers. La conscience devient comme un miroir à deux faces, l’une tournée vers l’intérieur l’autre vers l’extérieur. » Mais si l’on continue d’observer, l’on risque de « saisir » les choses qui apparaissent et le miroir s’encombrant, il ne peut plus rien refléter. Il faut alors revenir à la concentration pour, à nouveau, « laisser passer », ou « lâcher prise ».

Le maître spirituel, contrairement à la représentation que nous nous en faisons parfois, n’est pas une « spécialité orientale ». Il a existé de tous temps des maîtres en Occident, depuis les philosophes antiques jusqu’aux supérieurs des monastères chrétiens, et aujourd’hui même, des Occidentaux, comme certaines des personnes que j’ai rencontrées pour écrire ce livre, ont la réputation d’être des maîtres authentiques.

Qu’est le maître ? Il est d’abord, au sens plein du terme, un être réalisé, incarnant, comme l’observe Joshin Sensei, « la liberté totale du corps, de l’esprit et du cœur ». Il est un intermédiaire, « un ambassadeur représentant le roi » dit Arnaud Desjardins, « la connexion, ajoute Lee Lozowick, entre le divin et le monde ».

S’il est littéralement capable d’autorité, il n’en exerce pour autant aucun pouvoir. « Il ne légifère pas sur nous » souligne Enzo Bianchi ; il demeure au contraire un disciple, un serviteur du divin ou de son propre maître. Il est un exemple vivant, témoignant par son enseignement certes, mais surtout par sa qualité d’être. En ce sens, sa « seule présence » comme l’indique Richard Moss, est susceptible de nous apporter une aide considérable.

Son rôle est fondamentalement de nous guider, de nous éclairer, ou de nous aider à avoir du discernement. Le maître est un « miroir » qui nous montre ce qui va, mais aussi et peut-être surtout, ce qui ne va pas. « Il sait si l’élève est en train de progresser ou de stagner, note Lee Lozowick. Il sait si l’élève a fait une percée significative ou non. Il le sait toujours et il est le seul à pouvoir le savoir vraiment ». Aussi le travail du maître consiste-t-il à traquer sans relâche toutes les manifestations de l’ego, à « constamment nous secouer, établit Andrew Cohen, jusqu’à ce que nous abandonnions tous nos attachements ».

Dès lors, devenir le disciple d’un maître authentique apparaît comme non seulement précieux, mais quasiment indispensable. « Pour un Mozart dans l’humanité, relève avec bon sens Arnaud Desjardins, combien de virtuoses ont eu des professeurs ? ».

Cependant, trouver un vrai « professeur » dans le domaine de la spiritualité n’est pas chose aisée. Pour une double raison : « Les vrais maîtres sont rares, souligne Lee Lozowick ; mais les vrais disciples aussi ». Dans ces conditions, nous devrons peut-être nous contenter, au moins pendant un temps, de suivre l’enseignement d’un « bon instructeur ». Certains diront que c’est là affaire de karma : compte tenu de notre personnalité actuelle, de notre histoire, nous ne connaîtrons pas tous la bénédiction de rencontrer un vrai maître dans cette vie, ni celle de devenir un vrai disciple.

Car ce qui est en jeu est tout autant de devenir un « vrai disciple » que de trouver un « vrai maître »… faute de quoi, le rôle de ce dernier demeurera limité. « Tentez de vivre ce qu’il vous indique, mais n’en faites pas un deuxième père ou une deuxième mère qui va vous porter », met en garde Richard Moss. De manière générale, indique Lee Lozowick, le maître « peut créer des circonstances favorables, mais il ne peut faire en sorte que l’élève atteigne la réalisation ».

Quant à la communauté (sangha), elle est pour nous comme une seconde « famille spirituelle », un milieu où nous pouvons « nous nourrir et trouver du soutien ». Elle est tout autant indispensable à notre épanouissement que le maître, car « si on pratique seul, affirme Thich Nhat Hanh, on ne peut aller très loin ». Mais elle nous donne aussi l’occasion de donner, de faire profiter les autres de notre éveil. « Lorsqu’une fleur s’épanouit, dit Amma, son parfum profite à tout le monde ». Dès qu’une personne avance sur le chemin spirituel, ajoute Roland Yuno Rech, qu’elle transforme sa relation aux autres et au monde, « alors le monde lui aussi se transforme et fait un pas en avant. »

Aussi le sens de la voie est-il« d’aller vraiment ensemble ». Comme le soutient Joshin Sensei, « la pratique ne peut se concevoir qu’avec les autres et pour les autres ». « On ne peut se sauver qu’ensemble, souscrit Enzo Bianchi, et non individuellement ». Dans ces conditions, ce qui arrive à la sangha, reprend Thich Nhat Hanh, nous arrive à nous-mêmes: « Son bonheur est notre bonheur, sa souffrance notre propre souffrance ». Etant un « organisme unifié » ou visant, du moins, à le devenir, la communauté peut être le lieu, selon le mot de Lee Lozowick, où va s’opérer une certaine « alchimie »… « Une vraie sangha, termine Thich Nhat Hanh, incarne le dharma. Et lorsque le dharma est là, le Bouddha est là aussi. »

 

Les « attitudes fondamentales »

Les attitudes fondamentales de la vie spirituelle constituent aussi bien un but qu’un chemin. Ce sont des instruments de l’art spirituel ; mais aussi des « commandements » ou des « principes » émanant de l’esprit d’éveil. Depuis l’état ordinaire de conscience, nous les abordons sur un plan moral, comme des préceptes devant régler notre conduite : nous n’avons alors d’autre choix que de nous y conformer de manière névrotique ou alors de ne pas les respecter. Entrés dans le courant de la vie spirituelle, nous tentons de les appliquer, ce qui est pour nous une source précieuse d’apprentissage. Devenus disciples, nous nous y soumettons dans la joie ; nous les percevons encore cependant comme émanant de l’extérieur. Mais chez le maître, ou celui qui se tient au « centre du cercle », ces attitudes deviennent spontanées.

Voici quelques-unes de ces attitudes fondamentales, qui ne sont en réalité que les différentes facettes de l’esprit d’éveil —consistant à « vivre radicalement l’Evangile » diraient les chrétiens, ou à « vivre selon le dharma », diraient les bouddhistes :

S’impliquer totalement. « Ce qui est redoutable, c’est la tiédeur ! » lance Stephen Jourdain. Saurons-nous nous engager à participer consciemment, de tout notre cœur, au « processus d’évolution », comme se le demande Andrew Cohen ? A cette question Lee Lozowick répond que « s’engager est une obligation ». Autrement dit, nous devons « nous souvenir de Dieu à tout moment de la journée », comme le proposent Arnaud Desjardins et Enzo Bianchi. Ou encore considérer, avec Roland Yuno Rech, que « chaque aspect de la vie quotidienne est une occasion de pratiquer ».

Tourner son regard vers l’intérieur. Il s’agit pour Richard Moss de « tourner notre conscience vers le commencement de nous-mêmes » ou pour Annick de Souzenelle d’« opérer un retournement, une conversion à soi-même dans ce qu’il a d’intérieur ». Dans quel but ? «  Pour comprendre les mécanismes qui nous maintiennent dans la peur, l’égoïsme ou la confusion » répond Arnaud Desjardins, afin de « dénouer les nœuds », « rendre conscient ce qui demeurait inconscient » et, ajoute Andrew Cohen, de « ne plus faire obstacle » au processus d’évolution. « On ne peut s’éveiller, souligne ce dernier, qu’en faisant face à ses impulsions les plus profondes, y compris les plus égoïstes ou les plus sombres. » Si l’on est capable de s’observer soi-même, « on peut savoir d’où vient une décision » précise Lee Lozowick, par exemple « faire la différence entre un mouvement de fuite et un mouvement qui devient nécessaire dans notre vie ».

Se relier. Pour Richard Moss, « l’essence de la vie est de tourner notre conscience vers la relation avec toute chose », en particulier avec tout ce que nous avions peur de rencontrer jusqu’alors. Quand on commence à lâcher l’ego, explicite Joshin Sensei, « on s’aperçoit qu’on est relié à tout », car, ajoute Mario Mercier, « toute vie, toute chose, attend d’être contactée ». Le fait de se relier abolit les frontières entre « intérieur » et « extérieur », entre « moi » et « l’autre » : ainsi que l’affirme Stephen Jourdain, « dès l’instant où je me relie aux autres je me relie à moi-même, donc je suis en coïncidence avec moi-même, je suis en coïncidence avec tout ». La faculté de se relier apporte enfin fluidité et abondance : « Si nous sommes un robinet connecté avec le réservoir d’eau, constate Amma, l’eau coulera toujours ».

Aimer. L’amour, ou « l’esprit de compassion et de bienveillance » selon les termes de Roland Yuno Rech, est pour Amma « le fondement » de toutes les voies spirituelles. De même pour Thich Nhat Hanh, le premier but de la pratique est de générer un sentiment de fraternité : sans quoi « il sera impossible, dit le maître vietnamien, de parvenir à l’éveil ». C’est donc une attitude à développer, une « semence d’éveil » que nous devons arroser. Si l’amour est bien un sentiment, un état d’être que nous pouvons ressentir, il est aussi un « art existentiel, avance Arouna Lipschitz, qui relève d’une discipline des droits et des devoirs relationnels ». Aussi faut-il « un grand travail spirituel, complète Enzo Bianchi, pour devenir véritablement apte à regarder l’autre avec amour et à faire acte de charité ». En ce sens, l’amour constitue aux yeux de Lee Lozowick, une « obligation » —obligation « envers le divin, envers la vie ou envers la réalité— à laquelle nous devons nous soumettre.

Mais en même temps la fraternité, reprend Thich Nhat Hanh, « provient de l’éveil, de la vision du non-soi ». C’est un état, approuve Amma, « que l’on atteint spontanément lorsque l’on parvient à aller au-delà de toutes les barrières du mental ». Même son de cloche chez Joshin Sensei, pour qui l’ouverture du cœur « se met en place spontanément, elle n’est pas recherchée », dès lors qu’il n’y a plus un « je » qui agit, plus de vouloir, « parce que l’autre est tellement dans le prolongement de soi qu’il n’y a plus de différence ». Au final, affirme Enzo Bianchi, la capacité d’aimer, même si elle est en partie le fruit de notre travail, nous est donnée par Dieu.

Se faire pauvre. La pauvreté —qui n’est pas la misère— est d’abord un dépouillement matériel, qui consiste, dit Christian Delorme à « restaurer une certaine égalité », en partageant, par amour, la vie des plus démunis. Mais elle est aussi un dépouillement intellectuel, revenant à se « confronter à un niveau fondamental à l’ignorance », énonce Peter Fenner, de qui nous sommes ou de savoir comment mener notre vie. Choisie et non subie, la pauvreté devient alors le signe, la preuve même, d’une « immense liberté ». Paradoxalement, cette liberté liée à l’amour revient à s’accepter « dépendant », indique Joshin Sensei, ou « manquant », dit Arouna Lipschitz, donc « capable de demander ». Sans la pauvreté, ou « l’humilité » selon Amma, on ne peut s’ouvrir à l’autre ou à Dieu, et recevoir… C’est finalement en se faisant pauvre que nous recevrons le plus de la vie : « Si nous devenons zéro, s’amuse Amma, nous devenons un héros ».

Accueillir ce qui est. C’est être capable de dire « oui » à tout ce qui advient, sans discrimination, « sans se laisser, dit Arnaud Desjardins, emporter ou perturber » — c’est un « oui » « total à la terre, ajoute Arouna Lipschitz, à l’incarnation ». Cette acceptation « de ce qu’on ne veut pas, ce qu’on n’aime pas (y compris des aspects de soi-même qu’on n’aime pas) » précise Joshin Sensei, est le fruit d’un grand travail sur soi-même. Cela dit, prévient Lee Lozowick, « quand on peut dire oui à un niveau absolu, on peut dire non à un niveau relatif et il est important que dans certaines circonstances, on puisse dire non », même au maître.

Se sentir responsable. La souffrance ne peut être justifiée et elle est, atteste Annick de Souzenelle, « un appel à comprendre que nous sommes en situation d’exil ». Il est tout à fait légitime, et même indispensable, de vouloir s’en libérer, pour soi-même et pour les autres. Pour cela, il faut, relève Andrew Cohen, « cesser de s’identifier à la victime » et « accepter d’être responsable de manière inconditionnelle des conséquences de ce qui nous est arrivé », « refuser, prolonge Lytta Basset, de reproduire la violence, tout en demeurant inflexible sur la vérité ». La libération de la souffrance passe obligatoirement par une prise de conscience, par le fait d’aller, précise Lytta Basset, « au plus profond de nous-mêmes,jusqu’aux blessures qui ne se sont pas refermées », « là où la foi, complète Richard Moss, a été déchirée ».

Etre dans le monde, mais pas « du » monde. La vie spirituelle ne consiste pas forcément à se retirer du monde, mais, dans tous les cas, comme l’indique Roland Yuno Rech, à « changer notre point de vue sur le monde ». Pour lui, les « phénomènes » sont même nécessaires : « sans eux, on ne pourrait pas s’éveiller ! » Betoule Fekkar Lambiotte va plus loin encore : « la voie, souligne cette soufie, est un essai, une tentative, de corriger le monde, de l’éduquer. » Mais, tempère Andrew Cohen, « il n’y a pas de modèle ; ce qui importe, c’est notre motivation ». « Souvent, observe-t-il, nous nous marions, nous avons des enfants, nous choisissons un travail, etc., sous l’emprise de nos conditionnements… Mais il se peut aussi que, par exemple, la décision de vivre en famille soit l’expression d’une conscience élevée, d’un intérêt mutuel à vivre une vie éveillée. » Quoiqu’il en soit, l’action, pour être juste, doit être éclairée par la pratique de la prière ou de la méditation. Ce qui implique de savoir faire le silence en soi-même et d’avoir le courage, comme le dit Enzo Bianchi, de la solitude ou du « désert ».

Servir la volonté « divine ». Le travail spirituel consiste, pour Lee Lozowick, en « une soumission de tout instant au divin », c’est-à-dire à « l’intelligence de l’univers » ou, selon les termes d’Andrew Cohen, « au processus d’évolution de la conscience », dont la vie est une manifestation. « C’est une œuvre commune, explicite Lytta Basset : je ne peux pas dissocier ma propre action, ma bonne volonté, de ce que Dieu fait à travers moi ». « Le processus d’évolution a besoin de nous, ajoute Andrew Cohen, en tant que partenaires prêts à participer à ce processus ». Mais nous ne pouvons vraiment comprendre ce vaste mouvement, ou le décrire avec des mots, nous pouvons seulement, dit Lee Lozowick, « entrer en résonance », « choisir de s’harmoniser » avec lui, « de façon à ne pas le perturber »… Alors « nous cessons, reprend Andrew Cohen, de vivre pour nous-mêmes et nous commençons à vivre pour le bien des autres », ce qui est la véritable source du bonheur. Et vient un moment où « voyant son véritable Soi dans le miroir, conclut Amma, on le voit dans tous les êtres et l’attitude de service se produit spontanément. »

Vivre en pleine conscience. Vivre en « pleine conscience », expression chère à Thich Nhat Hanh, c’est se tenir en permanence dans l’instant présent afin de s’éveiller à la nature profonde de ce qui est. C’est voir la vacuité dans les phénomènes (et réciproquement) ; voir que rien n’existe en soi mais dans l’interdépendance ou « l’interêtre » ; voir encore que « Dieu est présent en toutes choses ». C’est avoir une relation beaucoup plus consciente avec son corps et « se laisser porter, avance Arnaud Desjardins, par la vie qui est en nous », sentir, complète Mario Mercier, que « la nature est le miroir du divin » tout comme l’homme ; goûter pleinement la saveur ou la musique de tout état, car, comme l’affirme Stephen Jourdain, si on accepte de goûter cela, on découvre dans un premier temps « la face diurne, lumineuse, des choses », dans un deuxième temps que c’est « rien ». « Quand l’ego n’a plus aucune activité, corrobore Richard Moss, alors même la plus obscure des sensations devient une présence vivante. » Chaque pensée, chaque action « deviennent sacrées à la lumière de la pleine conscience, conclut Thich Nhat Hanh. Sous cette lumière, il n’y a plus aucune frontière entre le sacré et le profane. »